par © Gil Chauveau 10/03/2000

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ENTRE TRUFFAULT ET TCHEKHOV

"Ivanov (1942-1999)" d'Anton Tchekhov.

Vu le mardi 1er février 2000

Les personnages de Tchekhov sont pleins d'une inertie monstrueuse. Ils tentent de s'entraîner les uns les autres vers ce qu'ils pensent, avec leurs raisons, être la bonne voie, mais les chemins que chacun creuse en lui-même au fil du temps sont, le plus souvent, incontournables. La lucidité, sur les autres ou sur soi-même, ne résoud rien, et seul l'humour, et l'appétit inhérent au processus vivant, permet de faire tenir une machine humaine abîmée. Parfois, quelque chose casse franchement et un être qui se serait toujours donné à suivre, depuis son enfance, les chemins les plus audacieux et les plus éprouvants peut se retrouver tout à coup dépourvu de la force qui l'irriguait. C'est le cas d'Ivanov. La vue brutale de ce qu'il est et la découverte, progressive, de ce qu'il a été : voilà, à défaut d'action, le moteur dramatique.

Chez Tchekhov, ces carcasses déconnantes que nous sommes tous ont en elles une surprenante capacité à résister, à durer... Les tares sont si énormes, la résistance si irrationnelle qu'on en bascule dans le rire, dans la consternation, dans la contemplation à la fois désespérée et enthousiaste de notre prochain... bref dans l'amour, et il y en a des tonnes, dans le travail de Claire Lasne, ça gonfle les poumons des acteurs, et les nôtres, on en sort comme ventilés. Un amour des hommes soutenu par un jusqu'au-boutisme dans la construction de chaque personnage. Qu'est-ce qu'ils sont beaux, tous ! Ils sont allés loin, les artistes, et dans toutes les directions, incarnant leur rôle comme un bûcheron abat son arbre, s'engageant aussi dans des choix forts, dans la création d'images, la diction, la gestuelle, sans que le formalisme dépasse son rôle d'outil. D'Anna Petrovna, l'épouse d'Ivanov, Anne Sée en a fait une personne tellement pure qu'on y mesure l'horreur du désamour de son mari. "Elle ne fera pas long feu" : de la maladie physique, on ne voit presque rien, et comme Anna meurt d'amour, il lui suffit de n'être qu'amour, amour et interrogation. Ivanov lui-même, au fond du gouffre clinique où il se trouve, garde la trace du flux qui s'est tari : vide, vertigineusement perdu dans la contemplation de ce vide, Christian Mazzuchini a encore le visage et l'accent de la passion. Il y a un comte misanthrope jusqu'à la cyclotymie, déchiré, irrécupérable, mais là encore superbe et digne, un bon père crucifié, tellement bouffé par sa femme, par sa veulerie et ses contradictions qu'il n'est jamais aussi clair qu'en bafouillant complètement, un docteur-malade, enfant-adulte, lieu fragile d'un écumant mélange d'amour fou pour Anna et de sens moral, à la limite de la camisole de force.

Certes, il n'y a pas que des cas désespérés. Un valet entrepreneur, entreprenant et entremetteur, une veuve bourgeoise qui se bat pour son titre de comtesse, ça nous fait déjà deux individus bien pragmatiques, à qui on donne une chance. Et il y a la jeune Sacha, force de vie et de révolte à tout renverser. Sylvia Cordonnier campe une toute petite personne parfaitement équipée et dimensionnée pour une guerrilla de longue durée contre la médiocrité et la bêtise humaines. Elle a l'air indestructible tant elle s'en prend plein la figure sans jamais baisser la garde, mais Tchekov nous rappelle assez combien elle ressemble à ce que furent Anna et Ivanov, et que c'est peut-être cette foi, trop grande, qui a brisé notre héros... Des corps trop petits pour les forces qui les animent, ou trop grands pour ne pas tout casser dans un mouvement du bras, c'est cette perception physique des âmes que la troupe bouillonnante nous fait passer. Tous, chacun à leur tour et tous en même temps, on voudrait les prendre dans nos bras, les secouer, ou les calmer, bref les sauver, on se prend à croire que c'est possible, mais on a été prévenu : l'éternel gagnant, le vrai héros du spectacle, c'est ce temps qui passe et qui broie tout, ce mouvement universel qu'Ivanov se sera mis à aimer quelques minutes avant d'en être terrassé.

Alors c'est vrai, il y a un autre spectacle dans ce spectacle, une adaptation du "Dernier Métro" (de François Truffault) qui lance la soirée : une troupe répète Ivanov sous l'occupation, le directeur et juif et se cache dans la cave du théâtre d'où il dirige la création... Bien sûr, la langue est moins riche, le ton un peu mélo. L'ensemble est ficelé en un numéro de grand écart à travers les âges - entre notre présent, celui de nos grands-parents et celui d'Ivanov... L'antisémitisme, le théâtre, l'aliénation, tout cela est soudé, bricolé, un peu trop expliqué au passage peut-être...

A ce moment-là - c'est-à-dire au tout début -, tout dépend un peu de soi. On peut se dire : encore des artistes nous racontent la vie d'artiste ! On peut aussi se braquer, flairer le didactisme, le volontarisme d'un discours trop fort, trop simple, qui tuerait tous ces silences, tous ces bruits de fond essentiels qu'on était venu écouter. On peut aussi se lâcher un peu, et passer outre ! Et c'est toute une atmosphère sonore et visuelle, très naïve, très cinématographique, qui peut alors vous conduire sans trop d'encombre à travers Truffaut jusqu'au texte de Tchekhov. On arrive donc à Ivanov par l'entrée des artistes : pour Claire Lasne, comme pour Truffaut, le travail en petite communauté, dans l'intimité de la répétition, sur une oeuvre aussi humaniste que celle de Tchekhov, interroge tellement ceux qui le préparent, qu'il peut provoquer, lors de sa diffusion à la collectivité, une sorte d'éveil, d'appétit, d'engagement positif au monde. Propos rebattu, plus très tendance, certainement naïf : ce spectacle est peut-être même une éloge de la naïveté. Et ce qui nous restera (avec ou sans Truffaut), ce sont bien ces acteurs, travailleurs magnifiques, l'amour et la précision de cette femme qui tantôt les guide et tantôt les suit, l'humanisme de cet auteur, la chair tonnante de son traducteur la vie de ses personnages, et l'effet, durable, de tout ce mélange sur nous-mêmes.
Jean-Christophe Blondel © La Revue du Spectacle 25/02/2000

"Ivanov (1942-1999)" d'Anton Tchekhov.
Traduction d'André Markowicz et Françoise Morvan.
Mise en scène de Claire Lasne assistée de Françoise le Meur.
Avec François Cervantès, Silvia Cordonnier, Jeanne David, Alain Enjary, Dominique Guihard, Gérard Hardy, Anne Klippsteihl, Françoise Le Meur, Christian Mazzuchini, Richard Sammut, Anne Sée, Fred Ulysse et Laurent Ziserman.
A été joué du 6 janvier au 5 février au Théâtre Paris-Villette.
Actuellement en tournée :
10 et 11 mars 2000 au Théâtre Paul-Eluard de Choisy-le-Roi ; du 14 au 19 mars au Théâtre de la Manufacture, CDN de Nancy ; 29 et 30 mars au Théâtre Maxime-Gorki, Scène nationale de Petit-Quevilly ; du 27 au 29 avril 2000 au Volcan, Maison de la culture du Havre ; 5 mai 2000 au Théâtre de Thouars ; 11 et 12 mai à Bonlieu, Scène nationale d'Annecy ; du 16 au 20 mai au Théâtre du Merlan, Scène nationale de Marseille ; 25 et 26 mai à la Scène nationale de Cavaillon.
 Rens. : 01 46 21 44 09.